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Discours de M. Cavada

Intervention de Monsieur Jean-Marie CAVADA, Président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, devant le séminaire de travail des membres du Réseau des Présidents des Cours suprêmes judiciaires de l’Union

Bruxelles, le 22 novembre 2005

Monsieur le Président du Réseau des Cours suprêmes judiciaires, Monsieur le Vice-président de la Commission, Mesdames, Messieurs,

Je me réjouis de ce séminaire qui permet à des représentants de la Commission, du Conseil et du Parlement de rencontrer des acteurs essentiels de l’espace judiciaire européen : les Cours suprêmes judiciaires.

1. L’Europe fait face à une demande croissante de qualité de la justice

 Nous sommes entrés depuis plusieurs années dans une nouvelle phase de la construction européenne avec la mise en place progressive de l’Espace européen de liberté, de sécurité et de justice, sur la base du Programme de Tampere. Le Programme de la Haye adopté par le Conseil européen les 4 et 5 novembre 2004 prolonge et développe ce cadre de travail.

 Le Parlement a été un acteur exigeant et dynamique dans ce processus. Il est tout particulièrement attaché à la mise en oeuvre intégrale de l’article 29 du Traité sur l’Union européenne selon lequel "l’objectif de l’Union est d’offrir aux citoyens un niveau élevé de protection dans un espace de liberté, de sécurité et de justice".

 L’exigence de qualité adressée à la justice est allée en augmentant ces dernières années :

Ø c’est bien sûr d’abord une exigence démocratique fondamentale de base, reconnue par exemple par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (droit à un procès équitable), et la jurisprudence qui en découle ; Ø c’est ensuite une exigence fonctionnelle de bonne administration et bonne gestion de l’argent public.

 A ces exigences formulées dans chacun des Etats membres, il s’en est ajouté d’autres :

Ø tout d’abord en raison de l’élargissement : la reconstruction de systèmes démocratiques après la chute des dictatures du centre et de l’est du continent comporte comme pièce maîtresse la mise sur pied d’une justice indépendante et efficace au service de l’Etat de droit. Ce fut l’un des aspects pris en compte lors de l’évaluation des critères de Copenhague pour l’adhésion de ces pays, mais il faut aller au delà pour assurer une justice réellement indépendante au quotidien.

Ø Avec la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, l’Europe des 25 est entrée dans une phase nouvelle.

2. La reconnaissance mutuelle exige un renforcement de la confiance réciproque

 Au-delà de la nécessaire harmonisation minimale, la mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice est la pierre angulaire de la construction de l’Europe judiciaire(conclusions du Conseil européen de Tampere d’octobre 1999). Sans elle, une mesure comme le mandat d’arrêt européen n’aurait pu être adoptée, en tous cas pas aussi rapidement.

 Mais la reconnaissance mutuelle appelle des mesures complémentaires pour développer un climat de confiance réciproque entre les responsables de la décision judiciaire. Il y a à cet égard une différence notable entre harmonisation législative et reconnaissance mutuelle :

Ø l’harmonisation législative est souvent longue et difficile, mais, dans les cas où elle aboutit, elle porte en elle-même des garanties à même de susciter la confiance ; Ø la reconnaissance mutuelle permet de répondre plus rapidement aux exigences politiques du temps, au défi du développement de la criminalité organisée, mais elle suppose que les acteurs judiciaires d’un pays acceptent la décision de l’Etat émetteur comme répondant aux normes minimales de respect des droits fondamentaux et d’une justice équitable. En un mot, la décision est réputée être avoir été produite par une justice de qualité.

 Bien sûr, nous vivons dans une Union d’Etats démocratiques fondant le respect de l’Etat de droit sur leur tradition constitutionnelle, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, et aussi la Charte des droits fondamentaux insérée dans le Traité constitutionnel. Mais ne faut-il pas aller au-delà, créer les éléments d’une confiance renforcée quant à la mise en oeuvre effective de ces droits dans chacun des Etats ? Et en profiter pour améliorer chacun de nos systèmes en s’inspirant des meilleures pratiques des voisins ?

 L’évaluation de la qualité de la justice doit venir compléter l’élaboration de règles procédurales minimales communes relatives à la garantie des droits.

 Je relève avec satisfaction que le Vice-président FRATTINI a intégré parmi ses priorités la qualité de la justice.

 Le Programme de La Haye prévoit un paragraphe 3.2 sur le renforcement de la confiance mutuelle. Il indique qu’afin de faciliter la pleine mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle, un système d’évaluation objectif et impartial de la mise en oeuvre des politiques de l’Union dans le domaine de la justice devra être mis en place, respectant l’indépendance du système judiciaire.

3. Evaluation, information et formation au service de la qualité de la justice

 Comment avancer, comment renforcer cette confiance réciproque ? En permettant à tous les acteurs de s’informer et se former mieux, ce qui ne pourra se faire sans une évaluation mutuelle des différents systèmes.

 S’informer : il faut renforcer l’échange d’information sur le fonctionnement des systèmes nationaux, échanger les "bonnes pratiques" et s’en inspirer les uns les autres.

Dans sa résolution du 14 octobre 2004, le Parlement a plaidé pour le développement d’"une culture des droits fondamentaux au sein de l’Union en favorisant le dialogue permanent des plus hautes juridictions, des administrations publiques et des praticiens du droit, ainsi que le développement de réseaux d’échanges d’informations et de consultation entre juges, administrations et chercheurs (...) afin de faciliter la confiance réciproque".

 Se former : la formation joue évidemment un rôle essentiel et je proposerai au Parlement de renforcer l’actuel "Erasmus des juges". Dans sa résolution du 14 octobre 2004 sur le futur de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, le Parlement a demandé de "systématiser la formation en droit européen des juges, avocats et fonctionnaires de police chargés de veiller au respect de l’état de droit". Le Programme de La Haye demande à la Commission de faire des propositions concernant des réseaux de formation européens, tant en matière civile que pénale.

 Evaluer : comparer des systèmes hétérogènes, intimement liés à l’histoire nationale, n’est pas une chose simple. C’est précisément pourquoi il est nécessaire de réfléchir à un mécanisme d’évaluation global concernant la justice, comme mesure d’accompagnement de la reconnaissance mutuelle.

Dans d’autres domaines, le développement de la reconnaissance mutuelle ou de la libre circulation a entrainé la mise en place de mécanismes d’évaluation de ce type (en matière de sécurité alimentaire par exemple).

Des mécanismes d’évaluation plus spécifiques aux questions de justice et de police ont déjà été mis en oeuvre : Ø dans le cadre de la Convention d’application des accords de Schengen ; Ø par l’action commune du 5 décembre 1997 au sujet de l’entraide judiciaire puis de la lutte contre la drogue ; Ø en matière de lutte contre le terrorisme ; Ø dans le cadre de l’élargissement.

L’évaluation donne aussi lieu à une réflexion croissante dans diverses enceintes internationales (Conseil de l’Europe, Banque mondiale, Nations Unies...).

Le Parlement européen a adopté le 22 février 2005 une résolution sur la qualité de la justice pénale dans l’Union européenne sur la base du rapport de Mr Costa, dans laquelle il formule ses propositions pour l’évaluation.

Quelques principes doivent guider la mise en place de cette évaluation :

 le respect de l’indépendance de la justice. Il ne s’agit en aucune manière d’évaluer le contenu des décisions judiciaires mais de mieux connaître les conditions de leur élaboration dans chaque contexte spécifique. le contenu des décisions judiciaires mais de mieux connaître les conditions de leur élaboration dans chaque contexte spécifique.

 l’implication des principaux acteurs concernés - professionnels de la justice : juges, procureurs, avocats, conseils de la magistrature, Cours suprêmes. Seule cette implication donnera une véritable légitimité à l’évaluation (évaluation par les pairs ou "peer review"). ).

 éviter les double-emplois en s’inspirant des travaux développés par la Commission européenne sur l’efficacité de la justice (CEPEJ) du Conseil de l’Europe, tout en respectant les spécificités de la construction communautaire.

En pratique :

 l’évaluation devra être menée de manière régulière, et avec une continuité suffisante pour permettre des échanges d’expérience entre professionnels de la justice, des retours d’expériences et la diffusion des "bonnes pratiques" ("benchmarking" et "best practices" en anglais). C’est bien d’une "culture de l’évaluation" que nous avons besoin. permettre des échanges d’expérience entre professionnels de la justice, des retours d’expériences et la diffusion des "bonnes pratiques" ("benchmarking" et "best practices" en anglais). C’est bien d’une " que nous avons besoin.

 il paraît indispensable que soient développés desindicateurs fiables de la qualité de la justice ; ils devront être construits et affinés progressivement sur base d’enquêtes et de questionnaires (voir travaux de la CEPEJ sur la durée de détention notamment, ou le Livre vert de la Commission sur le rapprochement, la reconnaissance et l’exécution des sanctions pénales dans l’Union européenne).

 ce mécanisme d’évaluation devra pouvoir se dérouler de manière totalement indépendanteafin que ses conclusions soient respectées. Il aura pour vocation de produire des rapports, assortis éventuellement de recommandations, communiqués au Conseil et au Parlement, et rendus publics,afin que ses conclusions soient respectées. Il aura pour vocation de produire des rapports, assortis éventuellement de recommandations, communiqués au Conseil et au Parlement, et rendus publics,

 la publicité des résultats sera un des facteurs favorisant le développement d’une culture de l’évaluation de la justice en Europe.

 Plusieurs solutions peuvent être envisagées au plan pratique, il faudra en discuter :

Ø soit créer un cadre autonome (structure légère, groupe d’experts, ou rattachement à une éventuelle "agence de la justice" qui rassemblerait le réseau de formation judiciaire et l’évaluation de la qualité de la justice, sorte de "CEJUST", comme il y a un CEPOL) ; Ø soit en charger la future Agence des droits fondamentaux (qui pourrait créer une sorte de Commission permanente pour l’évaluation de la justice qui produirait régulièrement des rapports) ; Ø ou d’autres solutions concrètes : la discussion est ouverte et j’apprécierai d’entendre vos suggestions. Ø dans tous les cas, nous pourrons nous inspirer de l’esprit (sinon de la lettre .... faute de ratification !) du Traité Constitutionnel, et notamment de son article III-260 qui prévoit de mieux associer le Parlement européen et les parlements nationaux à l’évaluation. Ce fut un sujet très largement discuté entre la commission LIBE et nos homologues des Parlements nationaux lors de la Rencontre des 17-18 octobre derniers que nous avons consacrée au contrôle démocratique de la coopération judiciaire et policière en Europe. Cette Rencontre a d’ailleurs montré l’importance de la confiance mutuelle pour la mise en oeuvre d’une décision-cadre comme celle sur le mandat d’arrêt européen.

Ce chantier est vaste, complexe et délicat. Mais il est essentiel si l’on veut renforcer la confiance entre acteurs du monde judiciaire européen, et, au bout du compte, pour renforcer la confiance des citoyens dans "leur" justice.

Je suis sûr que votre Réseau jouera un rôle central dans ce dispositif, comme sur d’autres questions liées.

D’ailleurs, et pour terminer sur une note d’actualité, je voudrais évoquer l’arrêt de la Cour de Justice de Luxembourg du 13 septembre dernier qui offre au législateur communautaire un espace nouveau dans le domaine de la législation pénale. Il s’agit d’une perspective très intéressante, et il serait très utile que les juges nationaux, à travers de réseaux comme celui des Cours suprêmes judiciaires, soumettent leurs réflexions et recommandations dans une matière aussi sensible et aussi importante pour le développement de l’Europe judiciaire.

Le Parlement sera en tout cas très intéressé à connaître votre avis, et la commission que je préside à vous en entendre régulièrement dans le cadre de ses travaux. Les sujets ne manquent pas comme celui des droits fondamentaux (et de la future Agence des droits fondamentaux) sur lesquels nous avions organisé un séminaire en avril dernier, auquel M. Canivet avait bien voulu participer.

Je nous souhaite donc de poursuivre et développer nos échanges et réflexions en commun.

Je vous remercie.