Le filtrage des pourvois à la cour suprême
Editorial
Président Susan Denham
C’est avec grand plaisir que j’ai accueilli à Dublin les 26 et 27 Novembre 2015 les membres et observateurs du Réseau pour une conférence. Celle-ci a porté sur les sujets majeurs de « La relation entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l'homme » et « Le filtrage des pourvois à la cour suprême ». M. le Chevalier Jean de Codt, premier président de la Cour de cassation de Belgique, a présenté un rapport introductif sur le premier thème. M. Rimvydas Norkus, président de la Cour suprême de Lituanie, a présenté un rapport sur le deuxième sujet, qu'il a préparé à partir des réponses des membres du Réseau au questionnaire qui leur avait été adressé sur le filtrage des pourvois. La présentation des deux rapports a été suivie par un tour de table au cours duquel chaque président a présenté la position et la pratique suivie dans son pays à l'égard de chacun des sujets.
La participation à la conférence de la majorité des membres et observateurs ainsi que l’organisation d’une table ronde, ont conduit à une très grande implication de chacun et à une discussion utile et constructive sur les questions posées. Cela a été grandement facilité par la haute qualité des rapports présentés à la conférence.
Nous avons l'intention de poursuivre nos fructueuses discussions de Dublin en organisant une réunion entre le Réseau et la CEDH en juin 2016 ; les préparatifs d’une telle réunion sont actuellement en cours.
Le 27 janvier, j'ai représenté le Réseau à une réunion au siège de la Commission européenne à Bruxelles avec Mme Věra Jourová, commissaire européen à la justice, aux consommateurs et à l'égalité des genres, au cours de laquelle nous avons discuté de questions essentielles pour la justice. Le Réseau se réjouit de la poursuite du dialogue avec la Commission européenne.
Nous sommes redevables à Mme Pauliine Koskelo, ancien président de la Cour suprême de Finlande, pour son dévouement depuis tant d'années au développement de notre Réseau. Nous la félicitons pour sa nomination en tant que juge de la Cour européenne des droits de l'homme et lui souhaitons plein succès dans ses nouvelles fonctions.
Nous sommes également reconnaissants à M. Giorgio Santacroce, ancien premier président de la Cour suprême de cassation d'Italie, pour son immense contribution au Réseau. En particulier, nous le remercions d'avoir organisé le dernier colloque de notre Réseau à Rome en juin 2014 qui fut un grand succès.
Le Réseau est très heureux d'accueillir comme nouveaux membres, M. Tim Esko, président de la Cour suprême de Finlande, et M. Giovanni Canzio, premier président de la Cour suprême de cassation d'Italie. Nous nous félicitons également de notre nouvel observateur, Mme Toril Marie Øie, juge en chef de la Cour suprême de Norvège.
M. le premier président Jean de Codt et M. le président Rimvydas Norkus ont accepté de se joindre au conseil d'administration, et nous nous réjouissons de leur apport précieux dans l'organisation et la gestion des questions du Réseau.
Le filtrage des pourvois à la cour suprême
Dans son rapport introductif, après avoir défini la nature du pourvoi en cassation et expliqué les raisons du filtrage des pourvois, le président Rimvydas Norkus s’attache à décrire les mécanismes de filtrage et à en dégager des modèles à partir des réponses reçues à un questionnaire préalablement établi et diffusé auprès des membres du Réseau. Sont reproduits ci-après quelques extraits de son rapport.
Le premier de ces modèles peut s’intituler l’autorisation d’interjeter appel. Le Royaume Uni, l’Irlande, la Norvège, le Danemark, la Suède sont les principaux exemples de ce type de filtrage. Les affaires entendues et tranchées par la cour suprême sont présélectionnées (sélection “à l’entrée”) sur la base de critères relativement abstraits soulignant le rôle d’intérêt public de la cour suprême, comme par exemple, une décision impliquant un domaine d’importance générale ou qui dans l’intérêt de la justice exige qu’il y ait pourvoi auprès de la cour suprême. Ces critères donnent une grande discrétion à ceux qui décident de sélectionner l’affaire ou de la rejeter. Ce pouvoir est habituellement l’apanage de la cour suprême elle-même, et parfois aussi, celui des cours d’appel. Au Danemark, les affaires sont sélectionnées par le Conseil d’admission des recours composé d’un juge de la Cour Suprême, un juge de la Haute Cour, un juge de Cour de district, un avocat et un professeur de droit. Il convient également de préciser qu’il n’existe pas de cour constitutionnelle distincte dans ces pays. Aux termes du mécanisme de “l’autorisation d’interjeter appel”, il n’y a pas habituellement d’obligation d’être représenté devant la cour suprême; cette dernière peut traiter aussi bien les questions de droit que de fait; les critères de sélection sont souvent identiques au pénal et au civil; l’illégalité probable de la décision contestée ne joue, en général, pas un grand rôle dans le processus de sélection lui-même.
Le deuxième modèle est caractérisé par le fait qu’il n’y a aucun filtrage stricto sensu. La France, la Belgique, les Pays-Bas, la Grèce, l’Italie en sont les principaux exemples. Ces juridictions utilisent leurs propres méthodes pour gérer la charge de travail de la cour suprême. Deux principaux moyens sont utilisés pour ce faire. Le premier est privé, extra-judiciaire. Le pourvoi en cassation auprès de la cour suprême pour certaines catégories d’affaires ne peut être interjeté que par un avocat spécialisé affecté à la cour suprême ou qui satisfait à certaines exigences en matière d’expérience. Par conséquent, il est, en principe, de la responsabilité de l’avocat plaidant de conseiller son client sur ses chances de succès et, par là même, de filtrer les pourvois sans fondement. Ceci semble refléter l’idée que la justice est l’affaire de nombreuses personnes qui sont ou peuvent être impliquées de façon interactive dans les procédures. Chacun a le devoir de contribuer à son bon fonctionnement. Ceci exige une coopération entre parties et cour qui ont une responsabilité conjointe.
Dans les systèmes qui n’imposent “aucun filtrage judiciaire”, les moyens de gérer la charge de travail de la cour suprême peuvent varier selon le genre d’affaire (civile, pénale, fiscale, etc.). Dans ce modèle, l’efficacité du système, et probablement aussi du travail de la cour suprême, dépend, en réalité, des caractéristiques et synergies tirées du mélange de méthodes décrites ci-dessus et de leur mise en pratique. Par exemple, le nombre d’avocats habilités à saisir la cour suprême est très important. Les acteurs privés ont, en effet, un certain pouvoir d’influence sur la charge de travail de la cour suprême. La législation peut même les autoriser à demander à ce qu’une affaire soit entendue alors même qu’elle est censée être réglée par une procédure sommaire (simplifiée). Par ailleurs, les juges aussi peuvent faire preuve de créativité et inventer d’autres méthodes pour réduire la charge de travail en appliquant, par exemple, certaines exigences ou restrictions légales ou règlementaires. Pour restreindre la charge de travail, ces règles peuvent être appliquées au point que, par exemple, des questions qui sont considérées comme des questions de droit dans d’autres juridictions sont considérées comme des questions de fait qui n’entrent, de ce fait, pas dans la compétence de la cour suprême. En général, le nombre d’affaires tranchées par la cour suprême dépend clairement de la population du pays concerné et peut atteindre des milliers, voire, des dizaines de milliers de nouvelles affaires par an qui seront jugées par quelques centaines de juges environ.
Le troisième modèle peut être désigné comme mixte, puisqu’il comporte des caractéristiques des deux précédents et peut fluctuer d’un système à l’autre. Il est difficile de donner un exemple type de ce modèle, mais la Lituanie peut être rangée dans cette catégorie. Ce système mixte peut offrir différentes variantes. Par exemple, exigence d’avocat assermentés, absence de création d’une commission de sélection/admission, procédure contradictoire ou possibilité pour les autres parties de présenter des réponses écrites, autorisation de se pourvoir accordée par la cour d’appel, législation prévoyant un montant du différend au-delà duquel la saisine de la cour suprême est systématiquement accordée, importance accrue accordée à l’uniformité de l’interprétation du droit, etc. Au demeurant, la caractéristique principale de ce modèle est que les pourvois doivent respecter certains fondements établis par le législateur, souvent liés à l’intérêt de l’affaire (tel que l’uniformité de la jurisprudence ou l’évolution du droit), pour être admis ou sélectionnés en vue d’un examen et d’une décision. Lorsqu’un pourvoi ne respecte pas ces conditions, il est irrecevable ou rejeté dès le début de la procédure d’appel ou, plus tard, après un examen plus approfondi, en général par une motivation succincte plutôt qu’un raisonnement approfondi.
Dans les pays où les critères de sélection mêlent à la fois l’importance de l’affaire et la probabilité de l’illégalité de la décision contestée, se pose la question de la motivation de la décision refusant l’admission du pourvoi. Si une cour n’exprime pas précisément les raisons de sa non sélection ou acceptation d’un pourvoi, le requérant peut se trouver dans l’incertitude quant aux raisons de l’irrecevabilité de son pourvoi – s’il n’est pas parvenu à soulever un point de droit important - la décision contestée est tout simplement correcte. On peut, bien sûr, se demander, si on un requérant ne peut avoir confiance en la décision de la cour suprême, comment celui-ci peut avoir confiance dans le jugement qui a décidé ce qui a été décidé ? Mais n’est-ce pas à nous, juges des cours suprêmes, d’inspirer cette confiance?